Depuis le début des activités d’Omoana en Ouganda, j’ai croisé de nombreux destins d’enfants, hommes et femmes qui m’ont marqué par leur force, leur espoir ou leurs souffrances. Artisans ou bénéficiaires de l’œuvre d’Omoana, ils ont fait vivre un engagement qui au-delà des récoltes de fonds et des activités quotidiennes reste avant tout humain. De nombreuses fois, j’ai croisé leurs regards étonnés de tant de souffrance. Mais souvent aussi, j’ai été surpris des ressources qu’ils trouvaient en eux pour affronter l’adversité.
Je pense à la persévérance de deux adolescents que nous soutenons. L’un était enfant soldat. L’autre était séropositifs, atteint de la tuberculose, de la méningite et de malnutrition. Tous deux rejoindront l’université l’année prochaine. Ils souhaitent devenir médecins, ou travailler dans le tourisme.
Je pense également à cette femme, mère de 6 enfants, qui a perdu plusieurs membres de sa famille durant la guerre. Elle m’a avoué avoir pensé au suicide tellement les pensées douloureuses et la survie dans l’extrême pauvreté lui paraissaient difficiles. Elle a ensuite eu accès aux microcrédits. Petit à petit la situation de sa famille s’est améliorée. Envoyer ses enfants à l’école est devenu plus facile, et la sécurité alimentaire au sein du foyer s’est également améliorée.
Ces gens nous inspirent. Mais ce n’est que le début. Ils apporteront sans aucun doute leur contribution au développement de leur pays, et à l’humanité toute entière.
Parmi ces enfants, certains n’ont pas eu l’occasion de montrer au monde ce qu’ils valaient. Ils sont souvent morts dans des souffrances atroces, que les discours sur la justice et l’égalité des droits ne peuvent être assez fort pour décrire. Qu’ont-ils fait pour mériter ça ? Rien. Leur innocence n’a simplement pas assez d’importance aux yeux d’une partie trop grande de notre humanité. Aujourd’hui, personne ne devrait mourir du sida ou de malnutrition. C’est la négligence avant tout, tant au niveau global que local, qui fait que ces enfants nous quittent ainsi. La tristesse aussi m’envahit, car je ne peux oublier les hurlements de douleurs de leurs proches, à la vision du corps sans vie de ces jeunes êtres. Mais je me plais à penser que ce sont devenus des anges qui nous aident à combattre pour les droits de leurs frères et sœurs. Je me rappelle du sourire charmeur de Catherine, des pas de danse d’Yvan et de la vivacité de Rukia. Je me dis que leur courage qui nous a tant inspiré n’était pas vain et que leur perte était inestimable.
Car ce furent bien des enfants qui nous ont quittés. Toutes les 5 secondes, un enfant meurt de faim dans le monde, alors que la planète a assez de ressources pour nourrir 12 milliards d’êtres humains. Selon l’Unicef, en 2011, 230’000 enfants sont morts du sida. La diarrhée tue 760’000 enfants chaque année. Toutes ces maladies sont gérables avec des traitements, alors que les dirigeants des compagnies pharmaceutiques de notre pays s’enrichissent de manière indécente.
Lorsqu’on s’engage pour un monde meilleur, de nombreuses personnes nous regardent d’un air condescendant, en nous qualifiant d’idéalistes. Selon Larousse, le mot idéaliste signifie « qui obéit à un idéal, qui croit à des valeurs absolues d’ordre moral, social, intellectuel, pour améliorer la société ou l’homme. » Elles opposent souvent les idéalistes aux pragmatiques. La définition du pragmatisme est « l’attitude de quelqu’un qui s’adapte à toute situation, qui est orienté vers l’action pratique ». Les gens qui se sont battus pour nos droits ont souvent été qualifiés d’idéalistes. Mais grâce à leur persévérance et leur foi, ils ont permis à certains d’entre nous de vivre libres, sains et heureux. Ils ont orienté leurs actions de manière à faire valoir leurs idéaux.
Edmond Kaiser, fondateur de « Terre des hommes » a écrit : « Si l’on ouvrait la marmite du monde, sa clameur ferait reculer le ciel et la terre. Car ni la terre ni le ciel ni aucun d’entre nous n’a vraiment mesuré l’envergure terrifiante du malheur des enfants ni le poids des pouvoirs qui les broient. »
Même s’il est impossible de quantifier la douleur, la mort et l’agonie évitable des enfants de ce monde est tout autant inacceptable que les crimes commis lors de la seconde guerre mondiale. On a dit « plus jamais ça ». Si l’on parlait alors de crimes atroces fabriqués par l’homme, il est difficile de comprendre l’incohérence de ce monde, où la morale quant à notre regard sur l’histoire et sur nos actes s’applique de manière différente à certaines personnes, à certaines périodes. Si refuser l’intolérable, c’est faire preuve d’idéalisme, nous faisons certainement partie de cette catégorie. Ceux qui se prétendent pragmatiques pour empêcher les avancées indispensables en matière de droit de l’homme dans le monde, revendiquent souvent des raisons structurelles ou économiques axées sur le court terme. Chaque action pour faire valoir la dignité de l’humanité toute entière doit voir plus loin que son village, plus loin que les idées préconçues de son époque. Nous sommes des millions à vouloir voir la roue tourner dans l’autre sens, que l’on soit d’Afrique ou d’Europe, que l’on soit homme ou femme, noir, jaune ou vert de rage. Charles Péguy a dit « L’homme qui veut demeurer fidèle à la justice doit se faire incessamment infidèle aux injustices inépuisablement triomphantes. »

Lorsqu’on parle des injustices à nos concitoyens, nombre d’entre eux rejettent la responsabilité sur d’autres : sur les politiques, les dictateurs ou le monde de la finance. Cela relève certainement d’un fond de vérité. Mais il appartient à nous aussi d’influencer cet état de fait que, selon la citation de Fatou Diome, « Dans la balance de la mondialisation, la tête d’un enfant du Tiers-Monde pèse moins lourd qu’un hamburger ». Notre manière de consommer peut faire une différence, avec des moyens d’action tels que les produits issus du commerce équitable. Dans notre manière de voter aussi sur des thèmes tels que l’exportation d’armes suisses à l’étranger, ou la spéculation sur les matières premières alimentaires.
De nombreuses organisations tentent aussi d’atténuer les malheurs des populations du Sud ou de favoriser le développement au sein de leurs communautés. Les efforts d’Omoana, de son comité, de sa présidente Mathilde Jordan, de ses partenaires et donateurs, tout cela avec la collaboration des familles des enfants, pour leur offrir des perspectives d’avenir de manière durable restent essentiels. De nombreuses injustices se déroulent certes dans ces contrées lointaines à plusieurs milliers de kilomètres. Mais elles se passent maintenant. Cela nous rend donc responsables de faire de ce monde un endroit où vivre est bien plus qu’un privilège. Les histoires d’enfants soutenus par Omoana mentionnées dans ce discours témoignent du fait que dans ce monde tout est envisageable. Un sincère merci à tous les artisans de l’œuvre d’Omoana qui ne se laissent simplement pas aller au fatalisme.